Les « modestes » (peut-être dirait-on aujourd'hui « les sans-dents ») ouvriers, travailleurs du peuple... l'appellent « La bonne Louise ». Les nantis, les bourgeois, qui doivent considérer qu'elle trahit sa « caste » la surnomment : « La bolchevique aux bijoux ».
Mais qui donc est Louise Bodin dont une rue à Saint-Jacques de la Lande et une crèche square de Copenhague à Rennes portent aujourd'hui le nom ?

 

livrebodin
Louise Berthault naît à Paris le 23 mai 1877. Certains de ses biographes la disent fille d'un Communard.

Elle suit des études de lettres. En épousant, à vingt-deux ans, un médecin, professeur à la faculté, elle devient Louise Bodin. Le couple s'installe quai Chateaubriand à Rennes en janvier 1898. Louise et son mari y mènent une vie bourgeoise. Ils ont trois enfants.

La jeune femme a eu du mal à se faire à la vie de province. Cette Parisienne n'apprécie que très modérément Rennes qu'elle surnomme « La Vilaine ».


« Une espèce rare en province »


Louise, est-ce l'héritage de son père, possède une conscience politique.

En 1913 elle préside « L'Union Française pour le Suffrage des Femmes » créée six ans plus tôt par Cécile Brunschvig.
La principale revendication de cette association de militantes républicaines est de réclamer le droit de vote pour les femmes et leur éligibilité aux conseils municipaux.

Elle écrit dans un hebdomadaire. Ce sont, ainsi que l'écrit Colette Cosnier (1,2) : « (...) des articles inspirés par un aimable féminisme : critiques littéraires, prise de position sur les lycées de filles, la littérature féminine, les suffragettes, etc. Elle vit heureuse dans cette société bourgeoise où ses ambitions littéraires sont relativement bien perçues, car, dit-elle : '' on provoque un mouvement de curiosité parce qu'on est une femme et que les femmes de lettres sont encore une espèce rare en province '' »(3) Elle reprendra un certain nombre de ces articles dans : « Les Petites Provinciales », son premier livre, qu'elle publie en juin 1914. Elle a trente -sept ans.

Moins de deux mois plus tard la France entre en guerre. Le docteur Eugène Bodin est mobilisé et part, fin août, comme Médecin-Chef aux armées.

Les premiers blessés arrivent à Rennes ; Louise s'engage comme Infirmière Major. Elle prend toute la mesure de l'horreur de la guerre et va utiliser sa plume pour dénoncer cette boucherie humaine qui fera près d'un million quatre cent mille morts en France et plus de quatre millions deux cent cinquante mille blessés, sans compter les victimes civiles.


A l'arsenal, place aux munitionnettes


L'attitude des femmes l'afflige. Elle, la suffragette, la militante féministe, la pacifiste convaincue, est consternée par l'apathie et la résignation de bon nombre de ses sœurs. Y compris parmi les plus en vue à l'exemple des articles que « ...Colette donnera au journal Le Matin, célébrant les vertus traditionnelles des femmes et incitant celles-ci à se résigner, à « faire avec.»(4)

appelfemmesDès le début du conflit le Président du Conseil, René Viviani, par le biais d'un communiqué officiel daté du 7 août, appelle les femmes à travailler. Cette supplique grandiloquente à l'image de ce qui se publie à l'époque, peut aujourd'hui faire sourire :
« Debout, femmes françaises, jeunes enfants, fille et fils de la patrie. Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! Il n'y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! A l'action ! A l'œuvre ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde ! »

C'est donc, dans un premier temps, aux femmes et filles, voire aux enfants, d'agriculteurs que s'adresse René Viviani. On est persuadé que cette guerre sera brève et que les soldats rentreront chez eux rapidement. Il ne s'agit donc que de parer à leur « courte » absence et d'assurer les travaux des champs de fin d'été : les moissons et les vendanges.

Mais l'année suivante on se rend compte que cette guerre pourrait être plus longue que prévu ( !)

Les femmes sont alors appelées à remplacer les hommes au front dans de nombreux domaines jusqu'alors dévolus aux hommes : factrices, conductrices de tramways, ouvrières dans l'industrie lourde et en particulier dans les fabriques d'armement et de munition.

Ces dernières seront baptisées « les munitionnettes ». Sans doute une références aux « midinettes » ouvrières et vendeuses en confection qui se contentaient le midi d'un frugal repas : midi – dinette.

Toujours est-il que nos munitionnettes, malgré ce diminutif réducteur, réalisent un travail impressionnant. En 1914 elles représentent 6 à 7% de la main d'œuvre des usines d'armement. A la fin de la guerre elles sont 420 000 à manipuler les tonnes d'obus qui sortent des usines.(5) A Rennes ce sont près de 6000 jeunes femmes qui travaillent à l'Arsenal (6).

Douleur, désespoir et mutinerie

1917 : Cette guerre qui ne devait durer que l'espace d'un automne dure maintenant depuis plus de trois ans. Les belligérants se sont enterrés dans un face à face sanglant.

Fin avril de nombreux soldats se mutinent soit en se mutilant dans l'espoir de se voir réformer, soit en refusant de monter en ligne. Les régiments acceptent de tenir leurs positions mais refusent l'assaut.

Rapidement le mouvement fait tache d'huile et touche 68 divisions sur les 110 qui composent l'armée française.
Le mouvement sera durement sanctionné : 3500 condamnations environ seront prononcées dont 1381 aux travaux forcés ou à de lourdes peines, et 554 condamnations à mort dont seulement, si on peut dire, 49 seront effectives, le Président Poincaré usant massivement de son droit de grâce en y ayant recours dans 90 à 95% des cas qui lui sont présentés.

A l'arrière les femmes, lasses de cette situation réclament la fin de la guerre et le retour de « leurs » poilus.

munitionnettesAux cris de « A bas la Guerre » ou encore « Rendez-nous nos poilus » mais aussi d'autres revendications telles que le salaire à vingt sous et la mise en place de la semaine anglaise ce sont plus de 10 000 femmes, midinettes en tête, qui se mettent en grève et défilent à Paris.

A leur tour les munitionnettes entrent dans la danse.

Le 5 juin le Préfet d'Ille et Vilaine câble à Paris : « (...) un mouvement ouvrier se prépare à l'arsenal de Rennes où deux à trois mille femmes vont quitter le travail... »

Le 6 il confirme que le mouvement s'est étendu et touche maintenant le personnel masculin. Les grévistes font le tour de la ville et tentent de débaucher les ouvrières d'autres établissements qui travaillent pour la guerre. Ici c'est 250 ouvrières qui quittent leurs postes. Là, à la fonderie Thau, elles sont une centaine à rejoindre leurs camarades.

Louise Bodin l'année précédente publie dans un journal à, selon son propre aveu, la diffusion très confidentielle, (7) un article qu'elle intitule : « Eli, Eli, lama sabachtani ! » (8). Par l'évocation de l'appel du Christ mourant, la journaliste, qui n'est pas croyante, veut traduire toute la douleur et le désespoir du monde face à la guerre.

Elle soutient les grévistes et elle ne peut s'empêcher de fustiger les femmes qui se désolidarisent du mouvement. « C'est la femme qui est le plus dangereux adversaire du féminisme. Complice de l'homme par ignorance, par timidité ou par routine, ce qui est remédiable, mais aussi par calcul, par coquetterie, par paresse, par jalousie aussi.. » (9)


Groupons-nous et demain...

Le 2 mars 1917, Nicolas II, Tzar de toutes les Russies, abdique en faveur de son frère le Grand-Duc Michel. Ce dernier, dès le lendemain renonce au trône.

Louise se réjouit. « Mais réjouissons-nous donc en France ! Ce sont les idées françaises qui lèvent après deux siècles (...) Malgré toutes les différences inévitables, nous les reconnaissons tous, les grands ancêtres(...). Nous les reconnaissons tous, tous ceux de 89 ! Et nous entendons la rumeur, le bruit d'océan formidable de Petrograd, soulevé de l'enthousiasme et du délire qui jadis ont soulevé Paris en des journées immortelles dans l'histoire de l'humanité (...) Qu'on nous laisse nous réjouir dans la minute présente ! ».(10)

Le 31 octobre c'est le lancement de « La Voix des Femmes ». Cet hebdomadaire est le fruit de la volonté d'un groupe de femmes et d'hommes de gauche et pacifistes. La directrice est Colette Reynaud et Louise Bodin occupe la fonction de rédactrice en chef.

D'emblée la rédaction qui ne peut pas ouvertement se présenter comme pacifiste, sous peine de disparition du journal, affiche la couleur qui tire ostensiblement sur le rouge. Le sous-titre : « Groupons-nous et demain... » ne laisse que peu de place aux doutes concernant les convictions des rédacteurs.

1918 : c'est la paix. Mais à quel prix ?

Catastrophée par ce qu'elle voit autour d'elle : misère, grève, famine... toutes ces séquelles de cette guerre inutile, la quadragénaire est persuadée que seul le pacifisme est la solution aux maux du monde.
Elle lance un appel en faveur de « l'Internationale Socialiste des Femmes »(11) et entreprend de soutenir voire de lancer de nombreuses campagnes humanitaires via les colonnes de « La Voix des Femmes » sans pour autant délaisser son combat féministe.

Petit à petit l'idée que le communisme est la voie salvatrice de ce monde fait son chemin dans l'esprit de Louise Bodin. Elle a applaudi la victoire bolchevique en 17, elle soutient aujourd'hui les mutins de la Mer Noire que la France envoie en Crimée à la rescousse des contre-révolutionnaires russes.

Elle adhère à la section socialiste d'Ille et Vilaine et en juillet elle commence à écrire pour l'Humanité. En octobre 1920 nouveau pas : elle adhère à la Troisième Internationale.

L'année suivante c'est le Congrès de Tours qui marque la rupture entre socialistes et communistes. Louise adhère au PCF dont elle deviendra secrétaire de la section d'Ille et Vilaine, quitte « La Voix des Femmes » et monte « Le journal des Femmes Communistes ».

Pour conclure laissons la parole à Colette Cosnier : pour « Évoquer [ici] l'action de Louise Bodin au sein du Parti Communiste (...) il faudrait souligner toutes les contradictions qui l'épuisent et finiront par la détruire. Deux ans avant sa mort, alors qu'elle est très malade, elle écrit son dernier article, dans lequel elle rompt avec le Parti et affirme sa fidélité à Trotsky. Elle meurt le 3 février 1929. À partir de cette date, une véritable conspiration du silence (famille, ville, parti politique) la fit sombrer dans l'oubli jusqu'à la fin des années 1980... Censure ou amnésie de l'histoire : on ne savait même plus qu'elle fut une des rares journalistes à s'être élevée contre la loi de 1920 (12) dans un article de L'Humanité daté du 9 août où s'expriment toute sa violence et sa compassion pour les femmes (...) » (Louise Bodin : « L'itinéraire d'une pacifiste » in Evelyne Morin-Rotureau : Combats de femmes 1914-1918 Autrement Mémoire/Histoire)

Philippe KLEIN

Notes :

1 - Colette Cosnier est née en 1936. Elle est titulaire d'un doctorat de troisième cycle en lettres modernes. Elle a été maître de conférence à l'Université de Rennes II en Littérature Comparée. C'est une spécialiste de l'Histoire des femmes. Elle consacre une partie de ses recherches aux femmes du XIXème siècle. Colette Cosnier est l'auteure de plusieurs romans et biographies et en particulier de « La Bolchevique aux Bijoux » biographie de Louise Bodin qui fait référence.

2 - Louise Bodin : « L'itinéraire d'une pacifiste » in Evelyne Morin-Rotureau : Combats de femmes 1914-1918 Autrement Mémoire/Histoire.

3 - Ibid.

4 - Ibid.

5 - Rien que pour la seule usine Citroën, quai de Javel à Paris, ce sont 55 000 obus par jour qui seront fabriqués en 1917.

6 - Par une délibération du Conseil Municipal en date du 5 juillet 2010, la ville de Rennes baptise « rue des munitionnettes » une voie dans le nouveau quartier de la Courrouze.

7 - « La France » journal parisien de couleur radicale

8 - « Seigneur, Seigneur pourquoi m'as-tu abandonné ? »

9 - « La femme est une louve pour la femme » La France 3 juin 1917

10 - « Communiqué du 16 mars » La Pensée Bretonne 15 avril 1917

11 - L'Internationale Socialiste des Femmes (ISF) a été créée en 1907 comme organisation sœur de l'Internationale Ouvrière.

12 - Le 31 juillet 1920 est votée une loi en France qui stipule que l'avortement est strictement interdit et que la contraception est passible d'une amende.

Sources :

http://www.archivesdufeminisme.fr
http://www.cairn.info/combats-de-femmes-1914-1918
http://www.wiki-rennes.fr/Louise_Bodin
http://forummarxiste.forum-actif.net/
http://www.lariposte.com/
http://www.cndp.fr/
http://www.le-blog-de-roger-colombier.com/
http://emancipation-des-femmes.e-monsite.com/
http://www.npa2009.org
http://www.babelio.com/