Dieu que la vie est belle... Hashtag#Je suis une maman qui déchire ! Et j'ai envie que la terre entière le sache. Si ma fille ne fait pas un carton avec son exposé, je fais un procès à la maîtresse ! Il est une heure du matin... Demain, je me lève à... Aujourd'hui, en fait... Je mets mon alarme sur mon smartphone : dans cinq heures et deux minutes à partir de maintenant. Je n'arrive pas à me calmer, bloquée en mode brainstorming... Comme grisée par mon inspiration, sans fausse modestie : mon humble génie... Je relis une vingtième fois le titre de l'exposé : « La vie d'Anjela Duval » par Annaïg Abraham... Et un tout petit peu – sa maman... Mais ça, que personne ne le sache ! Je m'auto-évalue : Exposé brillant. Simple, précis, concis. « Spot on ». Anjela Duval peut être fière de nous. J'imagine déjà les appréciations de la maîtresse... S'il y en a. Elle n'est qu'en CP. Je sais, c'est n'importe nawak. Je dois être en haut de la vague « toute puissance/maître du monde » sur la sinusoïde de la bipolarité. Qu'est-ce que ça va être quand ma fille fera son mémoire de master... J'imagine le titre... « Auteurs et talents locaux promouvant la langue bretonne » ou alors... « La résilience enfantine face à une mère envahissante ». Tiens, tout à coup, je redescends sur terre. Le mojito ne fait plus effet. Dieu du ciel, Je serai incapable de fermer l'œil de la nuit. J'ai encore raté mon train de sommeil... Un vieux TER pourri qui ne passe qu'à l'heure de mes réunions pro, ou quand je conduis. J'ai peut-être une solution pour m'endormir sans déprimer : je fais un petit flash-back de l'exposé.

Que c'est bon de vivre en Bretagne ! Je hume les embruns, route côtière oblige, mêlés à la combinaison gas-oil et fumier du tracteur qui m'oblige à rouler à quarante kilomètres/heure derrière lui. C'est ça, la ruralité... Pour changer de mon trajet domicile-travail, j'assume avoir choisi ce petit détour pour mieux apprécier le printemps. Ce ralentissement ne me fera pas regretter ni le métro ni la circulation parisienne. Et si je devais vivre à nouveau en agglomération j'opterais pour le métro Rennais. Trop fort, ce Fulgence Bienvenüe !

Mon village pittoresque, j'arrive ! Je viens de garer ma voiture devant notre maison de granit. Et je descends, me débarrassant au passage de mes talons. « Home sweet home ».
- Coucou mon chaton, c'était bien, l'école ?
- Mouais...
- C'est tout ?
- Ouais...

Cette réponse s'ajoute à ma déception de retrouver Annaïg devant Nounou Gulli. Mes yeux scannent la scène : baskets sur le canapé, flaque de lait sur la table basse, miettes du goûter. Que du bonheur, quand on revient de se taper une heure trente de réunionite soporifique... Je m'empresse de demander des comptes à mon mari. Allez, je fais dans le sarcasme. Comme sa mère, en fait. Il n'y a que ça qui marche avec lui. Il est en train de me faire devenir comme ma belle-mère. Une lanceuse de pics professionnelle. Après Brice de Nice, voici Madeleine de Pont-Aven ! Et c'est parti pour le clash :

- Elle est dans cet état-là depuis quatre heures et demie ? Tu commences pas à culpabiliser ? C'est cool de pouvoir compter sur toi!
- Mais j'étais en train de faire du jardinage... Au début, elle était avec moi... Mais... Gast ! J'avance à rien avec les filles !

Et voilà que je vois débouler dans ma maison une petite romanichelle de deux ans. Morve sèche au nez, cheveux dressés comme des dessous de bras et bottes couvertes de terre. Ça ne l'empêche pas de remuer son popotin sur l'air de « dansons la capucine » de son livre électronique. Moi, j'ai plutôt envie de chanter « sapée comme jamais ». Estéban l'a accoutrée de frusques tâchées, mal assorties et en parfait décalage avec la saison... Sa prestation terminée, Rozen se jette dans mes bras en criant : « Maman, maman ! ». Je suis à peine arrivée, que je porte treize kilos d'amour... Mes seules consolations sont son sourire ainsi que ses joues rouges à croquer. Vite, je me remets en mode mégère :
- Argh ! Ça c'est bien mecs ! Et je parie que tu estimes avoir accompli ta tâche... J'appelle pas ça s'occuper des enfants !

Vite, penser à la chance que j'ai d'avoir une si jolie famille. Non, je craque :
- Bon, puisque c'est comme ça, je te laisse t'occuper de toute l'intendance de ce soir et moi, je m'occupe de mes filles.

Il n'a pas l'air stressé, il mijote un truc... Tandis qu'un délicieux fumet vient jusqu'à mes narines et me fait relativiser. Hum, ça va être une tuerie. Il a toujours su se faire pardonner en concoctant de délicieux dîners. Et en servant des mojitos maison !
- On mange quoi ce soir ?
- Filet mignon de porc au pommeau de Bretagne et confit d'oignons.

Un mec bien !
- Bon, Annaïg, tu as ton cahier de liaison ?
- J'ai pas de nouveau mot dans mon cahier. Euh... Par contre la maîtresse a décidé que toute notre classe de CP devait faire un court exposé. Tout ça parce qu'elle l'a trouvé super, mon exposé de la semaine dernière sur mon hamster.
- Tu es sérieuse ?

Si je comprends bien, cette sacrée maîtresse a piqué mon idée. Sauf que l'exposé sur le hamster - sur notre propre initiative, à ma fille et moi, enfin... que j'avais suggéré à ma fille - c'était en fait une ruse pour lui permettre de présenter son Toto d'amour à ses copines. Et de les rendre bien jalouses au passage. Genre : « Moi j'ai trop de chance d'avoir une mère trop cool ! ». C'est nul, je le reconnais... Mais tel est pris qui croyait prendre. Je continue :
Toi, comme tu as déjà fait un exposé, tu es dispensée, normalement...
Non. Tout le monde doit faire un exposé. On a tous le même thème : un breton célèbre.
J'observe au passage le chauvinisme de la maîtresse. Frappant ! OK, elle veut bien faire... Je taquine ma fille pour la forme :
- Pourquoi pas, quelqu'un de normand célèbre ? Une Normande, comme moi ?
- Mais non. T'es mariée avec un Breton et on habite en Bretagne... C'est sûr, on est des Bretons. J'ai une idée ! Je vais faire un exposé sur toi !
- Ma pauvre chérie, tu es adorable, mais maman n'est que Bretonne d'adoption... Et hélas, elle n'est pas célèbre. Pas riche non plus... Désolée de te décevoir.

Zut, je viens de lui renvoyer une mauvaise image de sa mère. Et le huitième jour, Dieu créa les Normands, car même les Bretons ont besoins de héros... Vite, faire diversion :
- Ey ! Fais un exposé sur les korrigans. C'est marrant ça, les korrigans !
- Oui ! Même qu'on pourra en attraper un et le mettre dans la cage à Toto !... Mais y'a un mais. Il faut que ce soit quelqu'un de vrai. Pas comme dans les légendes. Enfin un homme qui a existé mais qu'est mort. Un type très intelligent.

Les bras m'en tombent. Je récupère le cahier du jour de ma fille pour relire la consigne : exposé sur un Breton célèbre. La maîtresse est peut-être gonflée d'avoir maraudé mon idée d'exposé, mais pas gonflante et certainement pas ringarde. En revanche, ce qui me chagrine, c'est l'interprétation que ma fille en a fait. Un Breton célèbre doit forcément être un vieil homme mort. Non mais ! Quelle société, quelle chaîne TV lui a inculqué de telles idées de blaireau ? Autant faire son exposé à côté d'un buste de... Du docteur René Laennec ! Oui, l'inventeur du stéthoscope. Ah, ça y est, je viens de comprendre ! Je retire ce que j'ai dit. L'autre jour, on regardait Des racines et des Ailes en famille, et ils ont commenté la vie du docteur Laennec « célèbre médecin breton ». Respect, le toubib ! Au passage, souligner le fait que je suis une mère indigne qui couche ses enfants tard... Je décide par principe que ce sera une femme. Et certainement pas morte. La Bretagne ne cessera jamais de rayonner, la relève est assurée ! Ma réflexion est interrompue par la bohémienne qui vient mendier un peu d'attention à sa manière : son pot rempli de pipi. Standing ovation :
- Bravo ma chérie ! Maman est fière de toi ! Atten... Attention ! Surtout ne cours pas avec !

Me voilà à sprinter derrière elle en espérant que le carrelage soit épargné. Entre deux tours de table, je crie à la grande sœur qu'elle doit se montrer aussi autonome que la petite et entamer son exposé toute seule :
- Trouve une femme bretonne célèbre ! Je m'occupe du bain de Rozen !

Après une demi-heure d'attention exclusive à Mimi Cracra, me revoilà dans la salle à manger. Quelle n'est pas ma surprise en voyant ma fille regardant bêtement des vidéos Youtube sur la tablette numérique. Enfin, surprise... Mon double maléfique s'y attendait un peu. En revanche, la défaitiste que je suis n'espérait pas une réponse aussi impertinente :
- Mais maman, je travaille !
- En regardant des vidéos de Nolwenn Leroy ?
- Ben oui, Nolwenn, c'est une Bretonne célèbre ! Et bim !
- Tu l'as dit ! Mais je crois qu'elle n'a pas besoin de pub, je dirais même qu'elle est hyper euh... Pipolisée, ça se dit, ça ?
- J'adooore Nolwenn, c'est une star ! Et je chanterai une de ses chansons pendant mon exposé.
- Nan ! Mais non, trouve un truc plus intello, plus recherché, quoi...

Et nous voilà parties pour un débat « fille opiniâtre » versus « mère coriace ». Et là, au moment où ma fille, de six ans je le rappelle, me traite de « vieille bouffonne » (sic), je n'hésite pas à employer la violence et à lui arracher la tablette des mains : « mon verdict, privée de tablette pendant quinze jours ». Je suis pitoyable. J'essaie de taper malaisément « Bretonnes célèbres » sur Google tandis que Rozen tire de toutes ses forces sur la tablette pour se l'approprier. Résultat de ma recherche : dix Bretons célèbres, messieurs les skippers, artistes et humoristes, et qu'une seule femme : Nolwenn Leroy. Abusé ! J'affine la recherche. Je trouve un commentaire de blog criblé de fautes qui vante la grande beauté des femmes bretonnes... Bien avancée. Nouvelle recherche. Allez savoir pourquoi, aléas de la sérendipité, je tombe sur la Lucy historique, qui nous vient d'Ethiopie.
- Mesdames sont servies ! A table !

Estéban s'approche, regarde par-dessus mon épaule et m'interroge :
- C'est qui çui-là ?
- Ben c'est Yves Coppens !

Il me charrie :
- T'as toujours eu un béguin pour les scientifiques ! Mais je parie qu'il est incapable de faire un filet mignon comme le mien.

Je passe du salon à la salle à manger en déposant la tablette sur la table, à côté de mon assiette fumante. Je continue ma quête de « femmes bretonnes »... Cette fois, c'est le pompon ! La fête du spam (pour rester polie)! Je tombe sur : « rencontre femmes bretonnes, femmes célibataires ». Je ne sais pas quelle mouche à bugs a chopé mon moteur de recherches mais je commence à perdre patience... Tout comme mon mari :
- J'aime tes principes éducatifs. Pas d'écrans à table... C'est plutôt « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » ! Ton assiette va être froide !

Les deux gastronomes me jettent un regard accusateur. Je mets en suspend ma recherche et m'efforce de boulotter, puis savourer, pour finalement encenser Estéban. Dé-li-cieux ! Quant à lui, il a finalement récupéré la tablette et se paye ma tête :
- Rencontre femmes bretonnes ! Tinder ?! La tablette a déjà géolocalisé trois partenaires potentielles à moins de dix kilomètres. Y'a plus qu'à faire ses courses. C'est un festival !
- A la base, je cherchais des femmes bretonnes célèbres. Pas des pin-up. Je suis à la quête d'une mam Marie Curie.
- Eh bien moi, figure-toi que l'ai trouvée, ma mam Curie à moi. C'est un génie de la cuisine. Pas plus tard que cet après-midi, en cherchant des recettes de cuisine, je suis tombée sur Dominique Crenn. Elle a reçu le prix de la meilleure femme chef du monde. C'est une Bretonne installée à San Francisco.

Je me renseigne sur Dominique Crenn. Epatante, en effet. Elle mérite d'être connue, et s'il n'y avait eu que moi, j'aurais fait un exposé à son sujet. Mais je vois que la chef cuisinière laisse Annaïg de glace. Elle n'a pas fait le deuil de Nolwenn. Nous n'avons toujours pas de sujet. Il reste la table à débarrasser, la cuisine à ranger, trois panières de linge à repasser... Et les filles chahutent comme des folles. Une course poursuite effrénée qui se termine par un coup de boule involontaire, et des pleurs. Estéban et moi épiloguons sur notre manque d'autorité respectif. C'est toujours comme ça, au final : les deux pleurnicheuses réclament mes bras consolateurs. Je profite d'un moment d'inattention pour prendre la poudre d'escampette. J'en suis arrivée là : aller faire un tour à pieds jusqu'au bourg pour m'échapper symboliquement à cette famille Addams vampirisante. Au bout de deux kilomètres, en passant devant l'école de ma fille, je lis le panneau : « rue Anjela Duval, poétesse bretonne ». Je m'assieds sur le banc de l'abribus et lance une recherche sur mon smartphone. Elle est née en 1905 à Vieux Marché, et est décédée en 1981 à Lannion... Fille unique d'une famille de cultivateurs, elle reprend la ferme de ses parents. Célibataire à cause de son refus obstiné de suivre dans l'exil l'homme qu'elle aurait aimé. Paysanne pauvre et simple rédigeant ses poèmes après sa rude journée de travaux aux champs sur son cahier d'écolière... J'imagine une scène pastorale... Le public français a découvert cette artiste prolixe à l'occasion de l'émission d'André Voisin, Les Conteurs. Ce n'est pas tant son destin, qui m'impressionne, c'est son naturel. Immuable, intemporel. Elle a quelque chose du douanier Rousseau. Je visionne quelques vidéos à son sujet sur Youtube. D'accord, elle est morte et enterrée, mais elle parle breton. Et le breton ne mourra jamais. Elle a un monument à son effigie à Vieux Marché. Quelle vie riche de sens a dû avoir cette petite Bretonne ! Un éclair fait tilt dans mes pensées comme un clin d'œil de cette facétieuse Anjela. Et si je proposais à ma fille d'envoyer des textes d'Anjela Duval à Nolwenn Leroy via son agence ou son forum officiel, pour lui proposer d'en interpréter un en musique ? Après tout, pourquoi ne pas mettre en relation l'association « Mignoned Anjela » et Nolwenn ? Je ne résisterai pas à inclure un certain poème traduit en français dans l'exposé :
Langue bretonne
« Parler breton aux petits ? Ah bien oui ! Dites donc, je ne suis pas folle ! Bon ! Parlez-leur le français des vaches. Je m'en fiche. Vous ferez comme vous voudrez. Attendons. Il n'a pas fallu attendre longtemps. Les enfants vite fatigués de voir leurs amis se moquer de leur français de cuisine, hors d'eux reprochent aujourd'hui à leur mère de leur avoir refusé la langue de leur pays... »

Je rentre à la maison où j'explique à ma fille qu'une rue entourant son école s'appelle la rue Anjela Duval. Et nous passons une soirée formidable à découvrir les merveilleuses pépites que sont ses poèmes : « Une petite fleur d'ajonc parlait », « Jour de battage ». Je lui dis qu'il est tard ; elle en réclame encore. « Jour de saint Jean ». Je lui demande lequel de ces poèmes elle aimerait que Nolwenn mette en chanson. Ma petite licorne me répond, non sans espièglerie : « Pauvre plouc ». J'imagine le truc. Dit comme ça, ce n'est pas très vendeur, disons, « mercatique ». Je suis morte de rire. Je lui demande pourquoi ? Parce qu'elle a inventé l'agriculture biologique. Elle n'a pas vraiment tord. Sur cette dernière pensée, je m'endors, apaisée.

Emilie Le Gonidec