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Isabelle Danic est sociologue à Rennes 2. Ses travaux et en particulier sur les adolescent-e-s de deux quartiers de Rennes lui font dire que « malgré des politiques volontaristes » les usages de l'espace public ne sont pas les mêmes qu'on soit fille ou garçon. « Dans la rue, j'ai les yeux fâchés » lui a confié une adolescente.

Avec les autres filles et les autres femmes, elle partage un sentiment d'insécurité. « Pas besoin d'avoir une expérience personnelle des violences pour mettre au point des stratégies » dit encore Marylène Lieber, une autre sociologue invitée de l'Académie d'été sur le genre organisée par Rennes 2 et l'UBO.

Dans l'espace public, les femmes ne se sentent tout simplement pas légitimes.

 

Ce sont des images d'archives de l'INA qui lancent les débats. Sur l'écran, la France du début des années 70 se pose une question essentielle : faut-il interdire ou autoriser le port du pantalon aux femmes ? Une manière d'introduire la journée d'études de l'Académie d'été de Rennes 2 sur la place des femmes dans l'espace public. Une façon de souligner que quoiqu'elles y fassent, elles y sont jugées.

Un sentiment d'insécurité intériorisé par les femmes

Que l'on s'intéresse à cette question, c'est plutôt une bonne nouvelle pour Marylène Lieber de l'université de Genève. La sociologue se réjouit qu'on puisse ainsi redécouvrir ses travaux élaborés il y a une quinzaine d'années et un peu passés inaperçus à ce moment-là. « Il existe - dit-elle – un consensus tacite intériorisé par les femmes elles-mêmes, qui associe espaces publics, féminité et danger ».

Mais, tient-elle à préciser, si on parle beaucoup de harcèlement de rue depuis quelque temps, il serait plus juste de pointer tous les espaces et notamment les lieux privés ouverts au public - les commerces, les administrations - mais aussi les endroits dont on ne parle jamais comme les grandes écoles ou les universités, sans parler ajoute-t-elle avec malice de l'Assemblée Nationale ! En introduction, Annaïck Morvan, déléguée régionale aux droits des femmes et à l'égalité, avait pour sa part étendu le problème aux espaces virtuels, nouveaux lieux de violence sexiste.

lieber« Souligner le danger que représente l'extérieur pour les filles et pour les femmes, permet – pour la sociologue suisse – d'associer les espaces publics au masculin et les espaces privés au féminin » et ainsi de renforcer une « représentation sexuée des espaces » et donc « une forme de contrôle social » sur les femmes. D'ailleurs, sentant qu'elles ne sont que « tolérées » dans l'espace public, les femmes développent des « stratégies d'évitement de certains lieux ou de certains moments, considérés comme plus dangereux pour elles » gardant toujours une « sorte de vigilance mentale » quand elles se déplacent.

Des réponses institutionnelles souvent piégées

Marylène Lieber salue les différentes actions de celles qui veulent s'imposer dans l'espace public. Les marches de nuit, en particulier, montrent, dit-elle « que les femmes veulent sortir, qu'elles maîtrisent des techniques et des savoirs-faire pour allier les risques potentiels et leur volonté d'autonomie ».

En revanche, les réponses apportées par les politiques publiques (des wagons de train réservés aux femmes, des parcours piétonniers sécurisés) lui semblent peu appropriés puisque dit-elle « ça renvoie les femmes à leurs conditions d'êtres vulnérables ayant besoin d'être protégés ; on ne remet pas en cause la vulnérabilité des femmes, au contraire, on la renforce en disant qu'il faut davantage de protection pour les femmes et en les assignant à des espaces sécurisés ».

Enfin, souligne-t-elle, attention aux instrumentalisations qui feraient penser que les questions d'insécurité des femmes dans l'espace public sont toujours liées à la présence de certaines populations, notamment d'hommes jeunes et étrangers.

« On focalise – regrette-t-elle – sur des catégories défavorisées qui sont de fait plus présentes dans l'espace public ; ça permet de réaffirmer d'autres formes de clivages, des clivages sociaux ou raciaux, des enjeux de classes qui existent derrière ces revendications de réappropriation de l'espace. » Ça permet aussi selon elle, de cacher ce qui se passe dans l'espace privé où les femmes sont beaucoup plus fréquemment victimes de violences.

Une légitimité retrouvée grâce à la valorisation de modèles

Mais alors, interroge une jeune urbaniste, quelle réponse apporter aux femmes pour sortir de la rhétorique sécuritaire ? Avec son association Genre et Ville, Chris Blache a déjà envisagé quelques pistes de travail notamment à Paris où elle participe actuellement à la rénovation de la place du Panthéon, même si dit-elle « son travail est plus de faire émerger des questions que des réponses ».

blachePour elle, c'est bien la notion de légitimité qui est à mettre au centre du débat. Et elle insiste sur l'importance que « toutes les personnes qui ne trouvent pas de légitimité sur l'espace public soient partie prenante » de la réflexion. La réponse passe par la valorisation de modèles (le choix des noms de rues, par exemple) mais aussi par la mise en place de budgets équilibrés et un plus grand investissement de l'espace par les femmes qui doivent dit elle notamment « reconquérir le droit à la flânerie ». En effet, si les hommes semblent plus présents dans l'espace public, c'est surtout parce qu'ils y restent alors que les femmes, elles, ne font qu'y passer, accaparées par leurs nombreuses activités, entre les déplacements professionnels, les courses, les allers et retours vers l'école, etc. « Les femmes traversent la ville – dit-elle – elles ne s'y arrêtent pas ! »

A Rennes, l'occupation de l'espace par des adolescent-e-s dans deux quartiers a fait l'objet des travaux de la sociologue Isabelle Danic qui observe des pratiques très différentes. « Les garçons - explique-t-elle – trouvent dans leurs quartiers des équipements sportifs et socio-éducatifs qu'ils s'approprient d'autant qu'ils perçoivent en centre-ville une certaine suspicion à leur égard de la part des commerçants. »

A l'inverse, les filles ne fréquentent dans le quartier que des espaces abrités des regards mais fréquentent davantage le centre-ville où elles se sentent moins jugées, moins soumises à des normes de genre. Comme les autres, ces adolescentes développent des stratégies ; « dans la rue, il ne faut pas qu'une fille ait l'air gentille – explique une adolescente rennaise – il faut qu'elles soient méchantes avec leurs regards, qu'elles soient des filles fortes. Moi, j'ai toujours mes yeux fâchés ! »

Geneviève ROY